Kobe Bryant : Black Mamba

Cher basketball, du moment que j’ai roulé les chaussettes montantes de mon père et que je me suis mis à tenter des tirs imaginaires dans le Great West Forum, j’ai su qu’une chose était sûre : j’étais en amour avec toi.

Ainsi commence le poème d’amour au basketball, empreint de nostalgie, que Kobe Bryant a écrit en 2015 à la veille de sa retraite. Deux ans plus tard, il en a fait le court métrage d’animation Dear Basketball, primé aux Oscars, dans un style qui rappelle certaines des plus belles envolées lyriques de l’Office national du film (ONF).

L’ensemble, tout en lumière et en légèreté, est un testament sportif qui tranche avec la volonté assassine de triompher qu’a démontrée Kobe Bryant au cours de sa carrière et fait contraste avec la part d’ombre qui l’a toujours habitée.

Une note finale tout en douceur pour une carrière tumultueuse marquée par les troubles de la saison 2003-2004 quand éclatent sa rupture publique et personnelle avec Shaquille O’Neal, qui sera cédé au Heat au lendemain de trois championnats consécutifs, et une accusation de viol envers une employée de 19 ans d’un hôtel du Colorado, qui sera abandonnée au criminel après le refus de la plaignante de témoigner, puis réglée à l'amiable après qu’elle eut décidé de reprendre les procédures, cette fois au civil.

La première affaire a cristallisé Bryant comme un joueur qui, s’il était obsédé par la victoire, l’était tout autant par le souhait que la gloire du triomphe retombe sur ses épaules. La seconde aurait pu mettre fin à sa carrière. Et s’il a évité la prison, il n’a pas évité une cassure avec une partie du grand public, même si celui de Los Angeles lui est resté pour l’essentiel indéfectible.

De cette année la plus sombre dans le parcours de Bryant est né son alter ego puisé à même un serpent venimeux que l’on croise dans le Kill Bill de Tarantino : le Black Mamba. Le Mamba noir. Un surnom qu'il s'est attribué en réaction au sentiment d’être attaqué de toutes parts, expliquera-t-il plus tard. Une marque de commerce aussi, réfléchie et calibrée par un homme conscient à l’extrême de son image publique.

Quand il se fera philosophe au crépuscule de sa carrière, et après, il professera les vertus de la « mentalité Mamba », la quête, pour reprendre ses mots, « d’être la meilleure version de soi-même », une quête qu’il avait peut-être, enfin, réalisé.

Avant d’être cette meilleure version de lui-même, Kobe Bryant a voulu être Michael Jordan.

Or, au basketball, Jordan est comme Wayne Gretzky au hockey, ou Babe Ruth au baseball : des mythes indépassables qui ont forgé l’identité des ligues qui les ont vus naître.

Deux joueurs accroupis reprennent leur souffle.

Kobe Bryant et Michael Jordan

Photo : Getty Images / Vincent Laforet


    Dans les années 1990, tous les jeunes basketteurs du globe souhaitaient être Jordan. Dans les cours d’école, ils tiraient la langue lorsqu’ils tentaient de mettre le ballon dans le panier, haussaient les épaules paumes ouvertes après un tir réussi et tentaient d’émuler son jeu de pied et son explosivité.

    Inimitables pour tous, sauf pour Kobe.

    Quand il entre dans la NBA tout frais sorti de l’école secondaire en 1996, sans passer par les rangs universitaires, Kobe Bryant n’a pas encore l’étoffe de ses ambitions.

    Et Jordan est encore au sommet de son art.

    Kobe a 18 ans, le plus jeune joueur de l’histoire. Bien trop jeune douteront certains, qui sacralisent la NCAA, hier comme aujourd’hui.

    Quand Jordan prend sa retraite à la fin de la saison 1998, pour la deuxième fois en pleine gloire après un troisième titre de suite avec les Bulls (et un sixième en huit ans), l’on se tourne immédiatement vers Bryant comme l’héritier tout désigné du meilleur joueur de l’histoire. Il a vite pris du galon et même s’il n’est pas encore partant, ce qu’il ne tardera plus à arriver, son talent hors du commun saute aux yeux.

    L’entraîneur de Jordan à Chicago, Phil Jackson, le fera bientôt éclater en prenant les rênes des Lakers, liant d’autant plus les deux hommes, qui partagent ainsi le même mentor, la même position et le même brûlant désir de vaincre.

    Deux impitoyables compétiteurs qui se régalent d’écraser leurs adversaires en les toisant par la suite, mais qui vont se nourrir des enseignements philosophiques du « maître zen » Jackson.

    Bryant sera demeuré à court dans son ambition tout en devenant certainement l’un des 10 meilleurs de l’histoire. L’élève qui n’a jamais dépassé le maître statistiquement, à l’oeil nu pour l’analyste et enfin pour le nombre de championnats, bloqué à cinq bagues contre six. 

    Certains souligneront que, contrairement à MJ, qui a toujours dominé ses coéquipiers, le meilleur joueur des Lakers lors de ses trois premiers championnats était Shaquille O’Neal (qui partageait certainement l’ego démesuré de Bryant, mais dont l’ardeur au travail ne pourrait être plus opposée). Il l’est toutefois assurément quand il gagne ses quatrième et cinquième titres, en pleine renaissance à la fin des années 2000, toujours avec le ballon dans les mains dans les dernières secondes.

    Deux hommes sourient avec des trophées

    Kobe Bryant et Shaquille O'Neal ont gagné trois titres ensemble au début des années 2000

    Photo : Getty Images / AFP

    Au sommet du monde, triomphal comme jamais, et si près d’un de ses buts les plus chers.

    Il a passé les dernières de ses 20 années dans la NBA à courir après cet élusif sixième championnat qui lui aurait permis d’égaler sur ce plan celui face à qui il a construit toute sa carrière. Bryant s’est alors acharné en continuant de dominer ses coéquipiers de sa présence plutôt que de prendre un rôle secondaire plus en phase avec son déclin athlétique, surtout après la rupture de son tendon d’Achille en 2013. Jusqu’au bout de sa carrière, sa passion destructrice pour la victoire l’isolera de la majorité de ses pairs et trop souvent de ses coéquipiers, comme Jordan.

    Kobe a été une vedette planétaire, Michael a fait du basketball un sport planétaire. Le combat métaphorique aura toujours été perdu d’avance pour Bryant hier, et LeBron James aujourd’hui, qui, dans un étrange coup du destin, a dépassé son illustre rival au 3e rang de la pyramide des marqueurs la veille de sa mort tragique.

    Même s’il était le successeur désigné de Jordan, Bryant n’aura au final gagné qu’un seul titre de joueur le plus utile de la NBA, en 2008, alors que la poussière du Colorado est finalement retombée. Mais il ne gagnera plus d’autre honneur individuel, déjà vieillissant et coincé par l’émergence de la génération de LeBron James.

    Héros transitionnel entre deux époques et deux formes de basketball, pour la génération actuelle qui n’a pas vu Jordan au sommet de sa puissance, il était encore récemment la référence, l’étalon-or face auquel ceux qui arrivaient les uns après les autres dans la ligue tentent de se comparer.

    Ils n’ont vu Jordan que jeune enfant, mais ils ont grandi avec l’affiche de Kobe Bryant dans leur chambre. Flamboyant, imparfait.

    Son dernier match a été un concentré de sa carrière, une performance exceptionnelle de 60 points une décennie après celle de 81 points qui lui a permis de tutoyer comme personne ni avant ni après les 100 de Wilt Chamberlain, mais obsédée par un chiffre magique dans un barrage désespéré de 50 tirs, pétrie d’une volonté d’entrer de force dans les livres d’histoire, qu’il souhaitait tant réécrire avec sa propre voix.

    Rares sont les athlètes qui, comme Kobe Bryant, sont aussi conscients de la trace qu’ils veulent laisser dans l’inconscient collectif. Mais encore plus rares sont ceux qui tentent de le forger avec leurs mots comme avec leur jeu sur le terrain.


    Michael Jordan aime fumer des cigares, jouer au golf et se tenir loin des caméras, en richissime ermite, même s’il est propriétaire d’une équipe de la NBA. Et ne lui parlez pas de prises de position politique.

    Le plus populaire joueur de l’histoire du basketball a laissé son mythe travailler pour lui dans les 20 dernières années, ne venant que de temps à autre rappeler avec une ligne incisive envers Bryant et James qu’ils ne l’ont jamais égalé.

    Kobe Bryant soutenait publiquement et financièrement la croisade de Colin Kaepernick contre la NFL. Sa série Detail pour ESPN+ détonnait dans un paysage médiatico-sportif, où les commentaires les plus ridicules l’emportent, par son approche sobre et un accent analytique révolutionnaire.

    Il était devenu le sage qui professait ses enseignements dans des documentaires ou sur les réseaux sociaux, dans la continuité de son maître Phil Jackson, mais avec l’assurance et la portée d’une vedette globalisée.

    Il était surtout un papa célèbre dévoué, qui se consacrait à l’éducation de ses quatre filles, et à celles de bien d’autres jeunes filles avec son académie. Quantité d’observateurs ont souligné que Gianna, qui est morte en même temps que lui dans l’écrasement à Calabasas, avait le potentiel de suivre ses traces athlétiques. Elle partageait, dit-on aussi, la même volonté implacable de triompher. Il la soutenait avec la même tendresse que les mots qu’il avait couché sur la page dans son poème.

    Après toutes ses années à se dire impitoyables, Bryant avait finalement rangé son alter ego pour une version plus sereine et positive de lui-même en même temps que la fin de sa carrière athlétique.

    Il avait fini de courir dans l’ombre de Michael, et l’ombre de son propre passé.

    Il était tout simplement Kobe Bryant, peut-être enfin, la meilleure version de lui-même.

    Un joueur de dos sur un terrain